Fêter Jeanne d’Arc, une crispation française

Fêter Jeanne d’Arc, une crispation française

Le mois de mai a-t-il marqué un tournant pour la figure célébrée de Jeanne d’Arc ? Rarement les polémiques autour de l’héroïne nationale tant disputée et récupérée depuis la fin du XIXe siècle ne s’étaient multipliées jusqu’à connaître l’emballement médiatique de ces dernières semaines.

Tout débute en mars 2023. Orléans prépare l’édition des 594e Fêtes johanniques, en souvenir du jour même de la délivrance de la ville occupée par les Anglais par Jeanne d’Arc le 8 mai 1429 lors de la guerre de Cent Ans.

Au même moment, le président du Rassemblement national Jordan Bardella choisit d’abandonner définitivement la fête parisienne de Jeanne d’Arc et des Travailleurs du 1er mai, rompant avec l’héritage de Jean-Marie Le Pen, au profit d’une nouvelle Fête de la Nation au Havre.

Le 18 avril suivant, c’est Benoît Bordat, député apparenté Renaissance, qui réclame la suppression pure et simple de la Fête nationale de Jeanne d’Arc, « Fête du Patriotisme » ; une célébration officielle instaurée par la République en 1920 le deuxième dimanche de mai en souvenir même du jour de la libération historique d’Orléans.

La contre-attaque de Serge Grouard, maire de la cité de Loire, est cinglante. Le 7 mai, l’édile (anciennement LR, il a rejoint le parti Utiles, proche de LIOT début avril) fustige, au prix d’une certaine confusion entre fêtes orléanaises locales et fête nationale :

« l’ignorance, l’idéologie et l’arrogance de celui qui a demandé que l’on supprime nos Fêtes johanniques du calendrier national ».

Jeanne d’Arc 2003, Anne Cécile-Schmitt, Fêtes de Jeanne d’Arc d’Orléans. 2003, Centre Jeanne d’Arc, Orléans, Author provided

Dernier rebondissement en date, le 10 mai, la secrétaire d’État chargée de la Citoyenneté interdit quant à elle les manifestations annuelles de l’Action française et d’autres mouvements de droite radicale prévues le dimanche 14 mai en hommage à cette même Fête nationale de Jeanne d’Arc. Proscrite dans un premier temps par la préfecture de Paris, cette manifestation est finalement autorisée au prix d’un bras de fer devant la juridiction administrative. Le constat est sans équivoque.


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Un « problème Jeanne d’Arc » ?

Le « problème Jeanne d’Arc », véritable passion française, se rappelle à l’actualité avec ses ambivalences : tantôt figure des droites extrêmes, tantôt égérie féministe et queer ou personnalité locale.

C’est peut-être en raison de ces multiples réappropriations que « fêter » Jeanne d’Arc pose question. Dès lors, les fêtes recouvrent au moins trois réalités distinctes. Espaces, symboliques et temps différents se mêlent ainsi dans un dédale d’interprétations parfois difficiles à dénouer. Un éclairage s’impose sur ce que sont ces différentes Fêtes de Jeanne d’Arc et ce qu’elles signifient.

Le Maréchal Foch aux Fêtes de Jeanne d’Arc d’Orléans de 1920, carte postale, Centre Jeanne d’Arc.

Les Fêtes de Jeanne d’Arc sont avant tout et à l’origine celles de la ville d’Orléans, point stratégique assiégé en octobre 1428 par les troupes anglaises et leurs alliés bourguignons durant la guerre de Cent Ans.

Fêtées des 1430, parmi les plus anciennes festivités commémoratives de France, l’action libératrice de la « Pucelle d’Orléans », à la virginité moquée par Voltaire, est devenue une procession religieuse et civile, annoncée à grand concours de cloches et préparée par des estrades dressées sur les lieux des combats de 1429.

Un fidélité orléanaise exceptionnelle

La fidélité d’Orléans à Jeanne d’Arc est exceptionnelle, tant Orléans est un lieu privilégié de cette mémoire nationale où le souvenir de « la Pucelle » n’a cessé d’être entretenu à travers les siècles. La force de la fidélité des habitants se mesure à la rareté des éclipses des fêtes du 8 mai : seule une cinquantaine d’absences en près de six siècles, imposées par la force majeure des temps de guerre et de crise, lors des guerres de Religion, de la Révolution française, durant la Grande Guerre et la Seconde Guerre mondiale, enfin en 2020 avec le report et le rétrécissement des festivités liés à la crise sanitaire.

Fêtes de Jeanne d’Arc, KTO TV, 06/05/2014.

Si d’autres villes dites johanniques, telles Rouen, Reims, Domremy – ville natale de Jeanne d’Arc – et Vaucouleurs proposent également des évènements marquants et festifs autour de l’héroïne et de son passage dans leurs lieux, le caractère singulier de cette commémoration et de sa permanence repose sur cet attachement durable des Orléanais envers celle qu’ils n’ont jamais cessé de considérer comme leur protectrice. Processionnelles dans un premier temps (procession d’action de grâce le 8 mai 1429) ces fêtes deviennent civiles, militaires et religieuses.

La présence d’un invité civil est connue depuis le XVIᵉ siècle, mais sa fixation devient durable en 1920 où le maréchal Foch, invité d’honneur, préside les festivités et prononce un discours autour de Jeanne d’Arc.

Symbolisant cette réconciliation née des tranchées, le Président Doumergue est présent le 8 mai 1929 pour le 500e anniversaire de la délivrance, marqué par le premier hommage des provinces françaises à Jeanne d’Arc. La coutume s’établit : les présidents de la République nouvellement élus sont alors invités à assister au cours de leur mandat aux Fêtes de Jeanne d’Arc pour rappeler l’appartenance de l’héroïne au panthéon des figures nationales.

1920 : une fête accaparée et détournée

Instaurée par la loi du 10 juillet 1920, la Fête nationale de Jeanne d’Arc, Fête du Patriotisme, est un projet de longue durée. Symbolique sur sa forme, politique sur le fond, il est porté par des républicains convaincus dans un contexte favorable à son épanouissement après la Grande Guerre.

Deux impératifs l’animent : d’abord, faire de Jeanne d’Arc la patronne de la réconciliation nationale et du rassemblement républicain dans la célébration de la victoire de 1918 sur un ennemi extérieur. Ensuite, répondre au plus vite à la canonisation de Jeanne d’Arc de mai 1920, projet très politique parallèle à celui de la fête et révélateur de la place du souvenir de Jeanne d’Arc, tiraillé et débattu ; objet de querelle entre l’Église catholique et l’État.

Dans les faits, c’est le second dimanche de mai, en souvenir de la libération d’Orléans par l’héroïne qui est choisi pour la célébration. Les hommages militaires et la sonnerie « Aux Morts » accompagnent alors les dépôts de gerbe des autorités et des présidents des deux assemblées devant la statue de Jeanne d’Arc de Frémiet Place des Pyramides à Paris.

Voltaire – La Pucelle d’Orléans. Jean-Louis Delignon/Wikimedia

Très rapidement, l’esprit et l’espace même de la Fête nationale vont être accaparés par les ligues de la droite nationaliste et traditionaliste. Particularité notable, ces mouvements y défilent déjà chaque 8 mai depuis 1878, année du centenaire de la mort de Voltaire, pour dénoncer l’image d’une Jeanne d’Arc idiote et manipulée par les puissants popularisée par le poème héroï-comique du philosophe (1752).

Développant un fort antiparlementarisme dans la période, ils profitent également de cette célébration pour opposer l’héroïne et ses valeurs à l’image d’une IIIe République jugée corrompue.

Phagocytée par cette pré-célébration, la Fête nationale de Jeanne d’Arc devient le point de fixation durable et le marqueur fort de l’hostilité à la « Gueuse » symbolisé par Marianne et honnie par les ligues. C’est ce dont témoigne notamment la fidélité de l’Action française monarchiste de Charles Maurras, greffée à la manifestation depuis 1909.

Interrompue officiellement pendant les deux conflits mondiaux, parfois amputée des défilés et des cortèges en raison, déjà, de risques de troubles à l’ordre public en 1924 et 1937, l’histoire de la Fête nationale de Jeanne d’Arc est avant tout le récit d’un d’accaparement et d’un renoncement.

« Jeanne d’Arc, c’est Le Pen ! »

« Jeanne d’Arc, c’est Le Pen ! » : depuis 1988 et l’instauration de son propre défilé parisien, le Front national a réalisé une privatisation du souvenir de Jeanne d’Arc, provoquant un malentendu d’un tiers de siècle entre l’esprit des fêtes orléanaises et la perception nationale de l’héroïne.

Cette assimilation de Jeanne d’Arc au Front national est devenue un point Godwin indépassable qui a durablement aggravé l’ostracisme dont souffrait déjà son image depuis 1920. Chaque 1er mai pourtant à Paris, c’est bien un pastiche anhistorique des classiques défilés de droite radicale du second dimanche de mai que proposent Jean-Marie puis Marine Le Pen.

Célèbre extrait d’une manifestation où se rendait Jean-Marie Le Pen, qui s’est accaparé la figure de Jeanne d’Arc dès 1988.

Cette OPA réussie s’érode cependant en 2015 avec la crise familiale que connaît le parti divisé et la naissance des Comités Jeanne d’Arc comme branche dissidente créée par le père. Deux Fêtes de Jeanne d’Arc ne pouvant cohabiter, c’est le moment que choisit Marine Le Pen pour progressivement délocaliser l’officielle hors du premier arrondissement et jusqu’en province, un choix également motivé par les provocations régulières des activistes FEMEN lui disputant l’héroïne.

Course aux nouveaux marqueurs identitaires

Dès lors, avec la naissance du Rassemblement national en 2018, la stratégie de « délepénisation » est assumée et les références à Jeanne d’Arc s’estompent dans les discours et les visuels d’un 1er mai atrophié auquel la présidente n’assiste d’ailleurs plus physiquement dans les dernières éditions. Changement de style et ultime étape, l’élection de Jordan Bardella à la tête du parti en novembre 2022 va achever cette vidange idéologique avec la disparition consommée de la Fête de Jeanne d’Arc au profit d’une Fête de la Nation la fois œcuménique et sociale.

Si la référence à l’héroïne ne disparaît pas totalement du décorum du Rassemblement national comme « symbole de l’unité et de la résistance dans les périodes difficiles de l’Histoire de France », elle apparait somme toute reléguée et obsolète dans cette course aux nouveaux marqueurs identitaires.

Comme toujours lorsqu’il est question du souvenir controversé de Jeanne d’Arc, cet abandon constitue une opportunité à saisir pour d’autres formations politiques en quête d’un patronage légitime.

C’est ce que révèlent les appels du pied d’Éric Zemmour aux dernières présidentielles et les tentatives avortées de groupuscules identitaires de détourner les fêtes johanniques d’Orléans. Avec ou sans 1er mai, plus que fêtée, Jeanne d’Arc reste une figure instrumentalisée par la droite radicale.

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