Peut-on être catholique… et de gauche

Peut on être catholique… et de gauche

Sous la chape de plomb caniculaire de cette fin d’été parisien, l’ascension de la rue de Ménilmontant s’apparente à un pénible pèlerinage ou à un chemin de croix. C’est là, au cœur de ce qu’il reste du Paris populaire, perché dans les hauteurs du 20e arrondissement, dans un océan de béton et de graffitis, que niche le Café Dorothy. L’établissement donne sur un jardin intérieur dont la lumière éclaire une belle bibliothèque où on peut feuilleter des numéros de revues comme « Limite » ou « Ce qu’il faut dire, détruire et développer ».

À la fois café solidaire, local militant et associatif, espace culturel et musical, lieu de conférence et de coworking, le Dorothy doit son prénom à Dorothy Day (1897-1980), journaliste catholique américaine fondatrice du Mouvement catholique ouvrier, passée par l’anarchisme, militante pour la justice sociale et le droit de vote des femmes. Il se veut le lieu de rencontre de tous les catholiques progressistes de la capitale. « C’est un endroit où on entend faire connaître et vivre la doctrine sociale de l’Église, explique Alexis Lemétais, président du Dorothy. C’est-à-dire qu’on ne se contente pas d’être solidaires avec les SDF par exemple, on essaie aussi d’expliquer en quoi le système produit de la misère et des sans-abri. »

On peut y croiser, le temps d’une conférence ou d’un café, le communiste Bernard Friot, apôtre du salaire à vie, le théoricien de l’écosocialisme Michael Löwy, les anticapitalistes du collectif Anastasis ou bien simplement le curé de la paroisse voisine de Notre-Dame-de-la-Croix, propriétaire du bâtiment. Mais surtout beaucoup de jeunes, à l’image de l’équipe du Dorothy, qui oscille entre 20 et 35 ans. Ils apprécient ce « refuge » fondé en 2017 par une bande de copains sortis de Sciences Po, face au constat d’une communauté catholique préemptée par la droite et l’extrême droite (et dans le contexte plus large d’une diminution du nombre de catholiques, qui représentent selon l’Insee moins d’un tiers des Français).

« À Paris, le premier truc que tu vois quand t’es catho, c’est pas le Dorothy, c’est la Communauté de l’Emmanuel », confirme un habitué du café associatif, référence à cette association catholique dont la mission affichée est l’évangélisation. Très active au sein de la Manif pour tous, ultraconservatrice et homophobe, l’Emmanuel compte entre autres dans ces rangs Hubert de Torcy, le directeur de Saje Distribution, une entreprise qui a distribué en France des films anti-avortement qu’on a ensuite retrouvé sur les chaînes de Vincent Bolloré, ou encore, très récemment, le film révisionniste « Vaincre ou mourir », sur le « génocide vendéen ».

40 % des catholiques ont choisi l’extrême droite en 2022

Selon une enquête Ifop pour « la Croix », 40 % des catholiques ont voté, lors de la présidentielle 2022, pour l’un des trois candidats d’extrême droite (Marine Le Pen, Éric Zemmour ou Nicolas Dupont-Aignan) et 40 % soit pour Emmanuel Macron, soit pour Valérie Pécresse. Depuis la Manif pour tous en 2013, les catholiques traditionalistes ou ultraconservateurs sont les seuls à percer le mur médiatique, dans le sillage d’associations comme Sens commun ou de cadres de droite qui veulent inscrire « les racines chrétiennes de la France » dans la Constitution, comme Éric Ciotti ou Bruno Retailleau. Ou encore d’un jeune clergé de plus en plus droitisé, à l’image de Paul-Adrien, prêtre dominicain et influenceur Web, qui prêche sur YouTube contre l’homosexualité et les grévistes de la RATP.

Ils sont toutefois environ 20 % de catholiques à avoir glissé le nom d’un candidat de gauche dans l’urne. Et, selon un autre sondage publié cette fois dans « la Vie », 20 % des participants au Mouvement pour le climat se disent chrétiens. Le sociologue du catholicisme Yann Raison du Cleuziou parle de « minorité dans la minorité » pour qualifier ces jeunes minoritaires, pour la plupart pro-IVG et pro-mariage pour tous, au sein d’une communauté de croyants globalement conservatrice ; mais aussi minoritaires à l’intérieur d’une gauche attachée au sécularisme, laïcarde, voire anticléricale.

Pour beaucoup, tout a basculé lors de la Manif pour tous. « Un grand moment de socialisation de la jeunesse catholique, de droite comme de gauche, commente Yann Raison de Cleuziou. Cela a été une matrice d’apprentissage de l’antilibéralisme, à partir des questions sociétales, et cela a pu déboucher dans l’univers catholique sur des positions réactionnaires comme progressistes et écologistes. » Comme au Café Simone, équivalent du Dorothy à Lyon, créé en 2013, au moment du débat sur la réforme du mariage, devenu par la suite un repère d’écolos progressistes et d’antilibéraux.

« La doctrine sociale de l’Église pourrait être une mine d’or politique pour la gauche ! »

Adrien Louandre

« À Paris, qu’on soit écologiste, communiste, socialiste, on se connaît tous entre cathos de gauche. On aurait envie de dire que c’est parce qu’on est très fort en réseaux… C’est peut-être surtout parce qu’on est 40 ! », s’amuse, beau joueur, Adrien Louandre. Le jeune homme de 28 ans donne rendez-vous dans un café près de la gare Saint-Lazare. Il est encarté à EELV, a travaillé sur les thématiques de mal-logement au Secours catholique et officie désormais au sein d’un cabinet de lobbying pour la transition écologique. Son col de chemise déboutonné ouvre sur une petite croix argentée, qui sautille lorsqu’il accompagne sa parole de grands gestes. Car l’écologiste est habité par son sujet, qui le passionne. « La doctrine sociale de l’Église pourrait être une mine d’or politique pour la gauche !, s’exclame-t-il. Par exemple, la propriété privée. L’Église la reconnaît comme un droit, mais soumis à la destination universelle des biens et au bien commun. Les milliers de logements vides qui appartiennent à des rentiers alors qu’on a autant de sans-abri, c’est un vol. »

Converti au catholicisme de fraîche date, Adrien Louandre est membre d’Anastasis, une association catholique anticapitaliste – du grec « anastasis », qu’on peut traduire à la fois par « résurrection » et « insurrection ». « Le capitalisme est la fin de l’histoire non pas au sens où il en est la seule forme possible, mais au sens où il la transforme en catastrophe permanente », lit-on dans leur manifeste. Ou encore : « Partout où il existe vraiment, le christianisme oppose à la volonté de puissance la folie évangélique de la charité, et au règne destructeur du capitalisme un universalisme égalitaire alternatif. » En mai, le collectif a organisé une « messe anticapitaliste » devant le siège de Total, à la Défense – qui a laissé coi le petit monde des costards-cravates du quartier d’affaires. Son existence, comme celle d’autres petits groupes comme la sororité féministe catholique Isha, témoigne de la volonté de cette nouvelle génération d’affirmer une voix dissonante au sein du catholicisme français.

Élu de gauche et chrétien ?

Dans la famille des cathos de gauche, ils rompent ainsi avec certains de leurs aînés. Il suffit de se rendre à l’Assemblée nationale pour s’en convaincre. Plusieurs députés de l’intergroupe Nupes sont catholiques et croyants. Mais très peu en font publicité. « Je ne voudrais pas qu’on me colle cette étiquette du catho coco, mon engagement est laïc », prévient d’emblée le député PCF Pierre Dharréville, membre dans ses toutes jeunes années de l’Action catholique des enfants, puis plus tard de la Jeunesse ouvrière chrétienne. La JOC aura d’ailleurs vu passer dans ses rangs l’ex-ministre verte Cécile Duflot, l’ancien numéro un de la CFDT Laurent Berger ou encore la secrétaire générale de la CGT Sophie Binet – même si cette dernière s’empresse de préciser qu’elle n’est « pas croyante ». « Je représente des gens qui sont très différents dans ma circonscription. Je ne veux pas préempter leurs opinions ou leur foi en brandissant la mienne », ajoute Pierre Dharréville, élu des Bouches-du-Rhône. Preuve qu’il existe à gauche un choix politique de réserve et de discipline sur le sujet.

Qui sait que la secrétaire nationale d’EELV, Marine Tondelier, est catholique ? Ou que le député FI François Ruffin, qui se dit « chrétien non croyant », a publié un livre-entretien avec l’évêque d’Amiens ? « Je suis un peu embêtée avec vos questions ; j’en parle très peu parce que je suis élue de la République, tempère à son tour Mathilde Hignet, députée de la FI. Pour moi, ça impose la laïcité, et donc une pudeur sur ces sujets. » L’élue bretonne est une enfant du Mouvement rural de jeunesse chrétienne (MRJC), qu’elle décrit d’abord comme « un mouvement apolitique qui pousse à l’engagement des jeunes, et qui permet de se faire un réseau ». « Ma foi, c’est une aventure personnelle, ça ne regarde que moi. Après, bien sûr que je fais le lien entre les valeurs sociales du catholicisme et mes valeurs politiques. » Pierre Dharréville acquiesce : « En République, on sépare l’Église et l’État. À l’intérieur d’un individu, les choses se mélangent. On n’est pas découpé en tranches de saucisson. » Dans une interview donnée en avril à « l’Humanité magazine », l’écologiste Cécile Duflot, désormais directrice générale d’Oxfam France, n’en fait pas non plus un porte-étendard : « Après m’être bagarrée pendant une vingtaine d’années, j’ai accepté que j’avais la foi. Et je ne peux pas dire pourquoi. »

Même le député socialiste Dominique Potier fronce les sourcils quand on lui demande de parler des cathos de gauche : « Je n’aime pas ce terme. » L’élu de Meurthe-et-Moselle, ancien membre du MRJC lui aussi, est pourtant très actif dans le milieu. Les membres du Café Dorothy évoquent souvent son nom, y compris les militants radicalement anticapitalistes d’Anastasis, alors que Dominique Potier est généralement classé à l’aile droite de la Nupes, après avoir boudé l’union pendant la campagne, au point d’en refuser l’étiquette. Il a participé en 2013 à la fondation d’Esprit civique, un think tank à connotation religieuse.

« Je crois aux valeurs sociales de l’Église et elles ont nourri mon combat contre les injustices. Mais cela ne m’intéresse pas de brandir la croix comme un marqueur identitaire », dit-il aujourd’hui, manière de tacler la droite, l’extrême droite et le fantasme de la France éternelle des milles et un clochers. En 2016, un courant chrétien ultraminoritaire du PS, les Poissons roses, l’approche dans l’espoir d’en faire le candidat des cathos de gauche à la primaire socialiste, qui finira par être remportée par Benoît Hamon. Dominique Potier décline. « Difficile d’affirmer sa foi dans un courant de tradition anticléricale », soupire aujourd’hui Patrice Dunoyer, président des Poissons roses.

Si la gauche ne s’est jamais cherché un candidat revendiquant sa foi, des passerelles existent. Jaurès était croyant. L’époque de la main tendue de Maurice Thorez aux catholiques, celle des prêtres-ouvriers, communistes ou marxistes, qui essaimaient dans les usines, n’est pas si lointaine – le pape Pie XII avait fini par les faire interdire en 1954. Et une quarantaine d’années seulement nous sépare de cette fameuse diatribe de l’abbé Pierre contre les riches, en 1984 : « Vous avez probablement plus de sang sur vos mains d’inconscients que n’en aura jamais le désespéré qui a pris les armes pour essayer de sortir de son désespoir. »

« Le christianisme ne devrait pas être soluble dans le capitalisme. »

Père Robert Culat

Ils sont rares désormais les prêtres qui mâtinent leur sermon de discours social. Dans le Vaucluse, le père Robert Culat en est un, engagé contre la maltraitance animale et pour le végétarisme. « Jésus n’a jamais dit “heureux les riches”, martèle l’homme d’église. Le Christ renverse les puissants de leur trône et renvoie les riches les mains vides. Si un évêque tenait un discours similaire aujourd’hui, on le regarderait d’un mauvais œil. Pourtant, le christianisme ne devrait pas être soluble dans le capitalisme. Il n’est pas individualiste, il regarde aussi la communauté. »

Pour nos jeunes cathos du Café Dorothy, l’élection au Saint-Siège du pape François a été une bouffée d’air frais venue du clergé. « Nous sommes de la génération Laudato si et Fratelli Tutti », confirme Adrien Louandre, en référence aux deux dernières encycliques du souverain pontife, aux relents écologistes et socialistes. « Tout ne se résout pas avec la liberté de marché, écrit ainsi le pape, (…) la sauvegarde des écosystèmes suppose un regard qui aille au-delà de l’immédiat, car lorsqu’on cherche seulement un rendement économique rapide et facile, leur préservation n’intéresse réellement personne. »

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À côté, le discours catholique conservateur qui se limite à la préservation des identités traditionnelles et aux « bonnes mœurs » paraît bien pauvre. « Prendre la suite du Christ, ce n’est pas se replier sur ses racines, c’est au contraire se défaire de soi pour aller vers les autres, oppose l’économiste communiste Bernard Friot, quand on l’interroge sur sa foi. La gauche a-t-elle quelque chose à gagner à puiser dans le corpus social catholique ? Un homme politique comme François Ruffin y trouve sans doute un peu d’inspiration, au moins discursive, quand il professe la nécessité pour les forces de gauche d’être « des alchimistes de l’espérance » ».

Dans les partis, les jeunes cathos de gauche doivent toutefois composer avec des réticences, héritées en partie de la Révolution française, vis-à-vis du combat pour la laïcité, du marxisme et de la critique de « l’opium du peuple ». Et résoudre une vertigineuse contradiction : le christianisme prône tout particulièrement la non-violence, quand l’hypothèse révolutionnaire suppose un rapport de force, et donc de la violence, sous une forme euphémisée ou radicale, selon les courants. Face aux appétits d’ogre de Total, Amazon ou du groupe Bolloré, il ne suffira pas de tendre l’autre joue.

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