1931. Le Québec est frappé par une crise économique sans précédent. Le chômage dépasse 25 %. Des milliers de personnes se retrouvent à la rue. Dans Saint-Sauveur, le quartier plus pauvre de Québec, 21 % de la population va bientôt dépendre de la charité publique pour survivre. (1)
À Chicoutimi, des enfants fouillent dans les dépotoirs pour trouver de quoi manger. (2) À Montréal, les campements de sans-abris se multiplient. À Québec, des familles désespérées arrachent le plancher de bois de leur logis pour se chauffer durant l’hiver!
Une blague de l’époque raconte la visite d’un journaliste dans la seule usine de Québec qui tourne encore à plein régime.
— Nous produisons des pancartes, lance fièrement le propriétaire.
— Quel genre de pancarte? demande le journaliste.
— Rien de compliqué, répond l’autre. Nous fabriquons un seul modèle.
Le propriétaire montre des pancartes prêtes pour l’emballage. Sur celle qui se trouve au-dessus de la pile, on peut lire : «fermé définitivement».
Un peu d’antigel, avec ça ?
L’ordre social vacille. Les manifestations de chômeurs deviennent de plus en plus violentes. Le crime organisé en profite pour recruter de la main-d’œuvre. Le 5 janvier, les agents des Douanes effectuent une perquisition spectaculaire dans un entrepôt de la rue Prince-Édouard, en plein centre-ville de Québec. (3)
Sur place, les agents croient trouver une fabrique de savon. Ô surprise, ils découvrent une immense distillerie clandestine. Des installations capables de produire 3800 litres d’alcool par jour! Une production qui prenait ensuite la route des États-Unis, où la vente d’alcool est interdite… (4)
Des dizaines de chômeurs travaillent dans l’usine qui produit une «eau de vie» de qualité très variable. On y transforme toutes sortes de choses en alcool. Des céréales. Des pelures de patates. Même de l’antigel servant au refroidissement des moteurs…
La contrebande d’alcool constitue une mine d’or. Quelques années plus tôt, on estimait qu’un litre de whisky de contrebande coûtait 1,28 $ à Québec. Rendu à Detroit, sa valeur pouvait atteindre 7 $ le litre. (5)
Un marsouin ? Non, un pont !
Les autorités sont dépassées par l’ampleur de la crise. On distribue des coupons échangeables contre de la nourriture. On encourage la colonisation du Nord québécois. On offre 50 $ aux pêcheurs qui capturent un marsouin, le nom souvent donné au béluga. (6)
En 1931, le gouvernement du Québec annonce des grands travaux pour donner du travail aux chômeurs. Les salaires sont bas, mais cela vaut mieux que de crever de faim. Souvent, un ouvrier gagne 30 «cennes» de l’heure. Même pas assez pour acheter une livre de beurre!
Le 30 mars, le gouvernement annonce la construction de sept grands ponts à travers le Québec. Le plus long va relier l’île d’Orléans à la terre ferme. (7) C’est aussi le plus cher. Son coût est évalué à 2,5 millions [47 millions $ en argent de 2024]. Plus de 4,4 % du budget du gouvernement pour une année!
Le premier ministre libéral Louis-Alexandre Taschereau défend le pont de l’Île comme son bébé. Et pour cause! La future «merveille» se trouve dans Montmorency, une circonscription représentée à l’Assemblée par nul autre que… lui-même!
Le début d’un temps nouveau !
Selon le premier ministre Taschereau, le pont annonce une nouvelle ère pour l’île d’Orléans. Les cultivateurs pourront acheminer plus facilement leurs produits en ville. Le tourisme stimulera l’économie locale. De plus, grâce à l’instauration d’un péage, le pont sera vite remboursé…
Précisons que dans le Québec de 1931, la construction d’un pont ne constitue pas une chose banale. Le réseau routier reste embryonnaire. Le moindre voyage se transforme en aventure. Le 28 mars, la ville de Québec célèbre même l’arrivée du premier «touriste» en automobile de l’année!
Le brave a complété le trajet en voiture entre Montréal et Québec. Une première depuis le mois de novembre! (8) Il explique que la route est «assez belle,» à l’exception d’un secteur près de Nicolet. À cet endroit, sa voiture s’est enlisée! Il a fallu que des chevaux la tirent sur une bonne distance!
Dernier détail. Et non le moindre. Le trajet en voiture entre Montréal et Québec prend environ sept heures…
Un pont «inutile» et «trop coûteux !
Le pont de l’Île ne fait pas l’unanimité. Certains insulaires craignent d’être «envahis». L’étoile montante du Parti conservateur, un certain… Maurice Duplessis, part en guerre contre le projet. Il trouve le pont «inutile». Il dénonce un projet trop «coûteux», qui servira seulement à 5000 personnes.
Maurice Duplessis s’inquiète pour le «cachet» d’une Île réputée pour sa beauté. «L’île d’Orléans est une perle et je me demande si le pont ne lui enlèvera pas son cachet», déclare-t-il en Chambre.
Au lieu de construire un pont, Duplessis propose d’améliorer le service des traversiers. Il suggère aussi de construire un autre pont sur le Saint-Laurent, entre Montréal et Québec. Pour lui, le projet de Taschereau relève de la «petite politique». (9)
«En Allemagne, ils ont le pont de Satan, résume Duplessis. En Italie, ils ont le pont des Soupirs. Sur l’île d’Orléans, ce sera le pont des Promesses.»
Les élections de la honte
Rien à faire. Le gouvernement garde le cap. Puisque le hasard fait bien les choses, le début de la construction du pont de l’Île coïncide avec le lancement de la campagne électorale de l’été 1931. Jusqu’à 400 ouvriers s’affairent sur le chantier. Un triomphe pour le premier ministre Taschereau. (10)
Le 24 août, le gouvernement Taschereau est reporté au pouvoir avec une majorité écrasante. À peine 11 députés conservateurs résistent au balayage. Dans Trois-Rivières, le jeune Maurice Duplessis n’est réélu que par une majorité de 41 voix…
L’élection est assombrie par d’innombrables fraudes. À Montréal, les conservateurs prétendent avoir recensé 8000 «télégraphes», des électeurs qui votaient sous une fausse identité. À Québec, ils en auraient compté 4000. La honte. (11)
La magouille apparaît si évidente que le chef conservateur, Camillien Houde, essaie de contester les résultats devant les tribunaux. En vain. Pour le consoler, un adjoint lui aurait dit : «À quoi bon s’en faire? Quand on y pense, c’est seulement 99 % des politiciens qui donnent une mauvaise réputation aux autres».
Une autre légende, sans doute.
La magie de «l’île des Sorciers»
Revenons sur l’île d’Orléans. Au début des années 30, l’île s’impose déjà comme une destination de villégiature réputée. Le peintre Horatio Walter est un habitué des lieux. Durant l’été, un traversier assure la liaison avec Québec. L’hiver, des ponts de glace permettent aux habitants d’aller en ville, dans leurs carrioles attelées à des chevaux.
Malgré tout, l’île reste un lieu isolé et auréolé de mystères. Le paysage n’a guère changé depuis des siècles. À un certaine époque, les gens de la Côte-de-Beaupré appelaient l’endroit «l’île des Sorciers», à cause des lueurs étranges que l’on voyait danser sur les berges, à la nuit tombée.
Vérification faite, il s’agissait probablement des flambeaux que portaient les pêcheurs d’anguille lorsqu’ils visitaient leurs engins de pêche… (12)
Plus tard, des insulaires vont raconter au Soleil la vie pittoresque sur l’île «avant le pont». L’Église qui tentait d’interdire les danses. Les assemblées politiques contradictoires, durant lesquelles on pouvait recevoir un coup poing sur la figure. Sans oublier la célèbre «bagosse» du village de Sainte-Famille, une eau-de-vie que le curé tolérait, semble-t-il… (13)
Un petit Manhattan ?
L’idée d’un pont pour l’île d’Orléans circule dès les années 1850. Tous les politiciens du coin en parlent. On dit même que la promesse fait partie de l’attirail du parfait petit politicien, au même titre que le stéthoscope pour un médecin. C’est vous dire!
En 1888, un ingénieur réputé propose de relier les deux rives de Québec en passant par l’île d’Orléans. Un premier pont irait de Lévis à Sainte-Pétronille. Un second relierait Sainte-Pétronille aux abords de la chute Montmorency. (14)
Le projet sera abandonné au début des années 1900, avec la construction de l’actuel pont de Québec. Malgré les drames, la ville de Québec s’enthousiasme pour une structure que l’on surnomme «la huitième merveille du monde». Une preuve incontestable de modernité.
Québec se voit souvent comme une grande métropole du futur. En 1931, elle inaugure son premier gratte-ciel, l’édifice Price. Il n’en faut pas plus pour que Le Soleil du 5 décembre imagine une quinzaine de gratte-ciel, qui transformeraient la silhouette de la ville en «petit Manhattan», aux alentours de 2050.
Cela nous donne encore un peu de temps… (15)
Un million de plus que prévu
Finalement, le pont de l’Île sera complété en quatre ans. Le 6 juillet 1935, le premier ministre l’inaugure triomphalement. Tant pis si l’ouvrage a coûté un million de dollars de plus que prévu. (16) Dans sa grande modestie, le premier ministre lui donnera le nom de «pont Taschereau».
Quand on a la certitude d’être un Grand Homme, pourquoi attendre?
Le «pont Taschereau» constitue un succès instantané. En l’espace de 48 heures, plus de 2000 voitures le traversent. (17) Au cours des quatre premiers mois, 47 000 véhicules vont l’emprunter. Un exploit, quand on sait que l’on dénombrait 135 000 véhicules immatriculés à travers le Québec, en janvier 1935!
Apparemment, seul Maurice Duplessis demeurera à jamais allergique au pont de l’Île. Dès l’inauguration, il dira : «Le pont est comme Taschereau. Il est haut [lire hautain], il est croche et il est près de la chute.» (18)
Une phrase lapidaire, mais à moitié prophétique.
Épilogue
Le 11 juin 1936, un an après l’inauguration de son pont chéri, le premier ministre Taschereau quitte la politique, miné par les scandales. Mais le pont de l’Île, lui, demeure en place. Pour longtemps.
Sitôt arrivé au pouvoir, Duplessis s’empresse d’en finir avec le nom de «pont Taschereau». Pas question d’honorer un adversaire. Ce sera «le pont de l’Île» et rien d’autre.
En 1947, quand le «chef» inaugure un grand pont à Trois-Rivières, dans sa circonscription, il le surnomme «pont Duplessis». Pas pour lui-même, insiste-t-il. Il le baptise en l’honneur de son défunt père Nérée Duplessis. Nuance.
À quoi sert le pouvoir si l’on ne peut pas en abuser?
Notes :
(1) À l’heure de la crise, Cap-aux-Diamants, Vol. 2, No. 1, printemps 1986.
(2) Jacques Lacoursière, Histoire populaire du Québec, Tome 4: 1896 à 1960, Septentrion, 1997.
(3) Contrebande à Québec, Le Soleil, 9 janvier 1931, p. 9.
(4) La saisie d’un gros alambic ici, Le Soleil, 7 janvier, pp. 3 et 16.
(5) «La boisson n’a pas encore fini de faire parler d’elle», Le Soleil, 20 janvier 1920.
(6) Nouvelle prime aux pêcheurs, Le Soleil, 4 juillet 1931, p. 12.
(7) La cathédrale de Gaspé se bâtira. Et le pont de l’Île d’Orléans aussi. Le Devoir, 30 mars 1931, p. 1.
(8) Le premier touriste, Le Soleil, 30 mars 1931, p. 3.
(9) La politique des ponts, Le Soleil, 30 mars 1931, p. 3.
(10) Documentaire Le pont de l’Île (2e de 3) : Le Chantier, Ministère des Affaires culturelles du Québec, Bibliothèque et Archives nationales du Québec 1978.
(11) Conrad Black, Duplessis, L’ascension (Tome 1), Les Éditions de l’Homme, 1977.
(12) Louis-Philippe Turcotte, Histoire de l’île d’Orléans, Atelier typographique du Canadien, 1867.
(13) Les doyens de l’île rappellent la construction du pont, Le Soleil, 28 août 1989, p. A-4.
(14) En 1852, on pensait au pont de l’île d’Orléans, Le Soleil, 25 mai 1977, Cahier F, p. 8.
(15) Deux gratte-ciel aujourd’hui, demain… quinze? Le Soleil, 5 décembre 1931, p.17.
(16) M. Duplessis tient une assemblée à Montréal, L’Action Catholique, 20 juin 1935, pp. 3 et 11.
(17) Le pont de l’Île est vite devenu populaire, Le Soleil, 8 juillet 1935, p. 3.
(18) Un pont vers l’histoire, Le Soleil, 21 décembre 2021.
LA COMPARAISON
En 1935
— Dépenses du gouvernement du Québec en 1935 : 79,6 millions $;
— Coût du pont de l’Île : 3,5 millions $;
— Pourcentage du budget d’une année consacré au pont : 4,4,%.
En 2024
— Dépenses du gouvernement du Québec en 2024 : 174,6 milliards $;
— Coût du pont de l’Île : 2,7 milliards $;
— Pourcentage du budget d’une année consacré au pont : 1,5 %.
Source : Un siècle de finances publiques québécoises: 1867-1969, L’Actualité économique, décembre 1988.
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