« On a perdu six mois, c’est horrible mais on fonce. » Il n’y a plus de temps à perdre : la guerre est déclarée mas Henri ne le sait pas encore. Dans la tête d’Alice, tout est clair. Il faut partir tant qu’elle le peut encore. Comment ? Elle est seule, n’a pas d’argent, pas de compte en banque ni d’emploi et nulle part où aller avec ses sept enfants. D’ailleurs, son mari lui avait bien dit : « Je te tiens par le fric ». Tant pis, grâce à son avocate, elle rencontre une assistante sociale qui lui parle des nombreuses aides financières auxquelles elle a droit. RSA, APL, CMU… Les frais judiciaires sont pris en charge par la région. La jeune mère de famille découvre qu’elle peut vivre sans avoir à demander d’argent à sa famille. L’assistante sociale prend sur ses heures personnelles pour lui trouver une maison, signer le bail, rapporter la situation à la cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP).
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« Quand il apprend que je veux partir, il m’épuise psychologiquement »
Alice profite d’un déplacement professionnel d’Henri pour sauter le pas. Trop effrayée pour lui dire en face, elle annonce son départ dans un mail. « Je lui dis que j’ai besoin d’un temps de respiration car je ne vais pas bien. J’ai besoin d’un an seule, je suis trop faible pour partir dans la nouvelle ville où il vient d’être muté. Il a déjà prévu d’inscrire les enfants dans des écoles cathos là-bas. Je lui dis qu’on restera ici, les enfants et moi. » Avant son retour, elle prépare son départ, ouvre un compte en banque, trouve des amis pour l’aider à déménager. « J’emprunte vingt euros à des amis pour ouvrir un compte en banque, je cache les papiers chez eux, j’inscris leur adresse sur les formulaires. Je me crée aussi une adresse mail personnelle sur leur ordinateur. »
Le calvaire commence au retour de son mari. Pendant dix jours, avant qu’elle ne déménage, ils sont forcés de cohabiter. Il en profite alors pour violenter psychologiquement la jeune femme. « Il me fait du chantage à l’usure pour me convaincre de tout abandonner. Mais je sais que je ne changerai pas d’avis malgré ses menaces. Une nuit, il réveille les enfants et tente de les embarquer en voiture, sous prétexte que je ne suis plus digne d’être leur mère », raconte Alice. Sans même savoir que sa femme a déjà vu un avocat, il rabâche que leurs enfants vont mourir car elle leur impose des violences terribles. « Il m’épuise psychologiquement. Il m’empêche de dormir en venant s’asseoir sur le canapé où je dors avec ma fille. Il retire la couette ou m’arrache l’oreiller. Quand je tombe de sommeil, il me réveille. Il dort parfois sur son lieu de travail et passe sans prévenir à la maison, nous laissant dans la peur, sans savoir quand il va ressurgir. »
« J’ai réussi à aller jusque-là, mais de quoi sera faite la suite ? »
Après le déménagement, auquel Henri participe non sans rechigner, Alice et les enfants se retrouvent dans leur maison. Une nouvelle vie commence. « Je ressens à la fois de la peur et de l’excitation. J’ai réussi à aller jusque-là, mais de quoi sera faite la suite ? » L’euphorie n’efface pas la peur, la culpabilité et la fatigue, alimentée par les démarches judiciaires et les enfants qui courent dans tous les sens. Alice n’a pas le temps de réfléchir, sauf quand elle repeint ses murs ou repasse le linge. « Je pleure tout le temps, surtout dans ces moments-là, quand mes pensées peuvent circuler. » Pendant longtemps, les habitudes restent également. Si la famille a échappé au joug d’Henri, elle est encore prisonnière du bourrage de crâne qu’il leur a longtemps infligé. La prière devient moins régulière mais ne disparaît pas, le dimanche à la messe non plus. « À la maison, quand quelque chose traîne, on a cette sensation d’apnée avant de se rendre compte qu’il n’y a pas de danger. Et puis, progressivement, les enfants laissent traîner leur bazar. » Mais le bonheur d’être enfin en sécurité est brisé lorsqu’Henri récupère les enfants le week-end. « Leur absence me ronge, je noie ça dans le piano », souffle Alice, qui ne supporte plus de savoir ses enfants en danger chez leur père.
« Cinq ans après le début des démarches, j’obtiens de garder mes enfants le week-end »
Il est temps d’officialiser la séparation. Henri reçoit rapidement une convocation au tribunal pour acter d’une séparation de corps et de biens. À deux reprises, il ne se présente pas. Alice obtient alors une ordonnance pour garder ses enfants un week-end sur deux. Elle n’ose lui refuser leur garde que six mois plus tard. S’ensuivent un signalement à la CRIP, des rapports accablants de psychologues, une enquête aux deux domiciles, plusieurs auditions à la police, une expertise psychologique de toute la famille, les déclarations des enfants… Les années passent et il faut attendre que trois juges s’emparent du dossier pour que les choses bougent. La juge des enfants est saisie, ainsi que celle des affaires familiales. Après qu’Henri se soit montré physiquement violent sur l’un des enfants, le procureur rejoint l’enquête. Mais en justice, c’est le statu quo, avec un dossier bloqué en appel. Le procureur de la ville fait comprendre à Alice que si elle décidait de garder ses enfants tous les week-ends malgré tout, il ne la poursuivrait pas. La juge des enfants arrête le suivi éducatif, statue qu’elle est en mesure de protéger les enfants. « Au début, je me suis sentie abandonnée, puis j’ai compris que c’était une autorisation officieuse », explique-t-elle. « Cinq ans après le début des démarches, j’obtiens donc la possibilité de garder mes enfants tous les week-ends. »
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« Quinze jours après qu’il a blessé notre fils, on m’a demandé de lui laisser »
Le soulagement est éphémère. La fin de semaine est redoutée par toute la famille, qui doit se cacher pour échapper à Henri. Les premiers temps, Alice loue un gîte ou se réfugie chez des amis pour ne pas croiser le père de ses enfants. Mais ce rythme n’est pas tenable. De toute façon, il finit toujours par les trouver. « Il sonne cinquante fois, frappe à la porte, on l’entend téléphoner à son avocat ou à la police. Il laisse des traces, même en semaine. Parfois, on sort le matin et les plantes vertes ont changé de place. Je comprends qu’il est passé cette nuit, sans qu’on le sache. » Ces manipulations durent des années, jusqu’à ce qu’il parte faire le tour du monde à la voile et disparaisse presque entièrement de leur vie. « Le divorce est prononcé au bout de sept ans. La justice est un rouleau compresseur, mais il faut le temps qu’elle démarre, remarque Alice. Et quand la lenteur de la justice se confronte à la sécurité de mes enfants, je bous intérieurement. Quinze jours après qu’il a blessé notre fils, on m’a demandé de le lui laisser. Pendant sept ans, je n’avais aucun pouvoir, seulement d’être irréprochable face à la justice. »
« C’est une résurrection ! »
Pendant cette longue bataille, Alice s’est redécouverte. En tant que femme, mère, institutrice. L’élan de générosité à son égard la surprend : dans son quartier et à l’école où elle commence un travail de professeure de musique, on lui donne de tout sans rien demander en retour. Elle découvre le coiffeur, les vêtements, la sexualité aussi, lors d’une relation à laquelle elle finit par mettre un terme, par manque de temps. « C’est une résurrection, sans mauvais jeu de mots ! », plaisante-t-elle. Plus Alice travaille, plus les aides baissent et les factures de babysitting augmentent. « Je ne peux pas rester à rien faire car je sais qu’un jour, les aides vont s’amenuiser. Alors je passe le concours d’institutrice, puis le CAPES. »
Son rapport à la religion change en même temps que son mode de vie. Pendant deux ans, elle continue de pratiquer par culpabilité, puis rompt presque complètement avec le christianisme. « Je n’ai pas de colère, je veux garder la bonne partie de ce que représente la religion : la bienveillance, la tolérance, l’ouverture aux autres, estime la mère de famille. Il m’arrive de m’adresser à Dieu pour des appels au secours, des questions que je me pose. » Les enfants eux, s’adaptent aussi : les plus grands refusent d’en entendre parler et les petits n’en gardent pas de souvenirs, ou très peu. Finalement, la religion s’efface progressivement, mais pas le souvenir de cet abuseur.
« Je suis partie sans rien et je lui dois encore de l’argent »
Le passé pèse encore sur la Alice et sa famille recomposée (un nouveau compagnon et deux beaux-enfants), puisqu’elle doit encore 16 000 euros à son ex-mari dans le cadre de leur divorce. « C’est dingue, je suis partie sans rien, je me suis battue, et je lui dois encore de l’argent. J’aurais pu demander un divorce pour faute à ses torts, mais pendant sept ans j’ai eu peur, je voulais juste en finir », se défend-elle. Henri, lui, s’en sort avec une pension alimentaire « ridicule », n’a jamais été condamné et garde un casier vierge. Et ce malgré les violences, les plaintes, les arrestations dont il fait l’objet. « Condamné plusieurs fois à de la prison avec sursis, il a toujours été dispensé de mention sur son casier, parce qu’il est officier de la marine et que cela nuirait à sa réputation », s’exaspère Alice. À son retour de tour du monde, il a jeté l’ancre dans le port de la ville où vit son ex-femme.
*Les noms ont été modifiés
Alice Davril, « Femmes, soyez soumises », publié le 14 février 2024 aux éditions Larousse, 18,95 euros
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